Se piquer une trail dans le bois

C’est mon autre maison, cette colline dont les pieds sont plantés dans le lac étroit. Un flanc abrupte tracé d’une piste en zigzag. On pense être arrivé sur la crête, et non, il se trouve un autre vallon, encore un effort, on y est presque, tourne la tête, tu vois la grosse roche? Ce n’est pas encore le top du top, c’est une illusion. Un modeste 150 mètres de dénivelé et pourtant, cette vague impression d’accomplir un autre impossible.

Quel kit choisir lorsque le mercure reste gelé à moins 20? La grande garde-robe est un souk rempli de foulards et de mitaines en laine moutonneuse, de pelures de doudounes duveteuses. J’enfile, j’entortille, je zippe haut. Je suis matelassée, prête au combat contre le vent. Prête à fendre les lames de neige avec mes vêtements étiquetés « icebreaker ». Je suis devenue un brise-glace, rien ne m’arrête. 

Toujours refaire le même chemin. 

Je pars m’instruire en écoutant des balados. Dans mon petit sac à dos, une poignée de peanuts, une bouteille d’eau. Je tends l’oreille aux propos qui évoquent les espoirs, les vouloirs, les guérisons, les pardons. Mais surtout, j’oublie le dialogue de sourds entre les D’accord et les Pas d’accord. Le feuilleton de la pandémie n’existe pas dans le bois. Je zappe la propagande.

Même lorsqu’il tempête, je suis tellement « focus » que je pourrais compter les flocons.

Dans le bois, je ne cherche pas, c’est le chemin qui me trouve. Heureuse de cultiver mes tocs. J’écoute les mêmes playlists pour me propulser en avant et sentir les notes cogner dans mes poumons.

Toujours refaire. 

Un brin zinzin, c’est vrai... Parcourir la même boucle fait tellement de bien.

Une autre randonnée pour soigner mon hyperactivité. On est si bien ici, pourquoi aller vers d’autres sommets? Doux bonbon pour se calmer le pompon. 

Ailleurs dans le monde, en dehors d’ici, il n’y a pas de boucle. Je me retrouve sous une pancarte où se multiplient les directions. Je gagne ma vie. Je produis de la télé sur le canal communautaire. Je prends le bâton de la parole dans les conseils d’administration. Je cuisine végé… Je déambule masquée dans le supermarché, scandalisée par l’inflation. Je me scotche aux Points de Presse de la sainte trinité pour savoir comment je pourrai revivre bientôt. Je scrute l’actualité mondiale, dépassée par les coups de gueules des dirigeants de ce monde. Apeurée devant le spectacle de notre planète en ébullition.

Entre le noir et le blanc, où sont les nuances? 

Dans un monde en dehors du bois, les désirs et les espoirs convergent.  J’espère la visite de mes proches, de mes amies. J’espère une invitation au resto (quel resto?) J’espère tomber sur des soldes comme s’il s’agissait de trèfles à quatre feuilles. J’espère ne pas flancher pour le défi zéro alcool en février. J’espère ne pas trop rider. Si ma face tombe, est-ce que le moral suit?

Dans ce monde, j’ai besoin de validation. Je m’inflige des selfies, je révèle ma soif de vivre en format maxi sur Facebook (alors que trop souvent, je suis une momie en train de binge watcher des séries…). Le calculateur d’amis.es m’indique un chiffre stratosphérique, neuf cent cinquante, malgré les purges sporadiques à grands coups de balai et de DELETE. Un parterre de spectateurs qu’il ne faut pas décevoir. Vos commentaires et vos aime/adore/solidaire, je les enfile comme des shooters. Une bonne rasade, je me saoule avec les émojis joviaux et colorés que je consomme comme des jujubes. 

Après quelques cul-sec, je disjoncte, gavée de bonheur. 

Un jour je serai influenceuse, pas d’un genre dépravé Sunwing. Mon style sera décliné dans une gadoue de jolis mots qui font du bien, d’images passées au filtre flouté. Point de vitriol dans les billets lumineux comme une aube. Venez, on va faire du toboggan au ralenti en riant sur une track de spotify. 10 secondes sur REPEAT. REPEAT. REPEAT.

C’est un régime crevant. En bonne quinquagénaire, je me sacre une bonne gifle et je me dis: Assez!

J’opte pour le repli. 

Je retrouve ma colline. Je me laisse étreindre par la grande boucle. Rien n’est compliqué, mes pieds suivent la piste, mes skis glissent entre les écueils, mes raquettes dessinent les indices de mon passage. Un sillage connu où je laisse fondre des prières. Une seule émotion: la sérénité.

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Je tombe en amour avec la randonnée alpine!