La maison des Jobin/Lafontaine

C’est la maison d’un homme qu’on a traité de fou. Pas n’importe quel fou : un fou en pyjama. Fou parce qu’il marchait comme un pantin déjanté, le regard rempli de fureur. La fureur de vaincre. Vaincre qui? Lui-même. Repousser ses limites. Aller toujours plus vite, effleurer l’asphalte du bout des semelles pour se propulser vers le fil d’arrivée. 

Marcel Jobin s’est retrouvé au coude à coude dans le pelotons de tête, partout sur le globe. Il s’en détachait parfois pour aller arracher l’or, l’argent, le bronze. 

De lourds trophées, brandis comme une évidence : je suis un marcheur olympique. Rien ni personne ne pourra m’arrêter. 

Il revenait d’un bout du monde où il avait encore une fois prouvé l’impossible. Il revenait chez-lui, auprès de Nicole, dans leur maison à Saint-Boniface. Pas de répit.

L’entraînement reprenait, malgré le décalage horaire. Avec acharnement.

Brûler l’asphalte du bout de ses semelles, soir et matin. Et travailler à l’usine Alcan, pour gagner autre chose que des médailles. Parce qu’il faut bien gagner… sa vie.

C’est comme ça qu’on moule les légendes : dans le quotidien ordinaire métro-boulot-dodo. 

Malgré les insultes, malgré la violence des klaxons, malgré la hargne des chiens lâchés lousse à ses trousses. 

Viser l’horizon et faire des injures un mantra : oui, je suis « LE FOU EN PYJAMA ».

Ces quatre mots, il les a accrochés sur la devanture de son garage, sous les anneaux olympiques. 

Les Jobin/Lafontaine habitent cette maison depuis 50 ans. C’était jadis, “une maison bâtie dehors”, au milieu de nulle part, flanquée de quelques bâtiments de ferme. Les nouveaux mariés ont pris possession de leur demeure. Ils ont planté des arbres, des érables pas plus grands qu’un homme qui franchit le fil d’arrivée avec le poing en l’air. Quelques feuillus, des résineux. Ils ont repeint les volets en jaune. 

Et après? Ils sont repartis faire ce qu’il avait à faire : courir, marcher, suer fort. Croquer l’or, l’argent et le bronze. 

La maison ne s’est pas décorée d’un coup. Elle s’est mise à vivre par petites touches, entre les voyages au quatre coins de la planète.  

Nicole enfilait les marathons, Marcel allait user ses semelles auprès des meilleurs marcheurs du monde. 

50 ans plus tard, rien n’a changé, ou presque.

La cuisine est grande comme ma main, coquette comme une demoiselle. À l’étage, les deux chambres des “enfants”, aujourd’hui la quarantaine passée. Des chambres d’une pureté touchante, figées sur l’adolescence. Elles sont comme des capsules du temps aux couleurs psychédéliques des années 70.

Une autre pièce est devenue le musée Marcel Jobin, tapissée d’exploits jusqu’au plafond. “Chaque fois que j’entre dans cette pièce”, me dit Marcel, “je sais que j’ai vraiment fait tout ça… “. 

S’il y a une chose qu’on ne veut jamais oublier, c’est bien la clameur de la foule, des dizaines de milliers de personnes qui scande un nom : JO-BIN! JO-BIN! JO-BIN!

Ils ont fini par apprendre le nom du Fou en pyjama, et même à crier JOBIN avec fierté!

Encore aujourd’hui, ça marche et ça court comme des gazelles. TOUS LES JOURS.

Nicole a 76 ans et Marcel aura bientôt 80. 

Ils sont exactement comme leur maison : intacts et parfaitement préservés. Le temps n’a pas d’emprise sur eux. 

Ils m’ont fait comprendre l’expression : « Cette maison a une âme ».

L’âme ne s’efface pas, au contraire, elle grandit.

Précédent
Précédent

La maison en bois rond de Frédéric Dion et Caroline Mailhot