Ailleurs, d’autres maisons

1989. Accrochée à une valise grosse comme une banquise. Je quitte ma minuscule chambre en co-location, rue Baile à Montréal, et je mets le cap sur Strasbourg. Je pars en mission pour accomplir une ultime année d’études. C’est le last call de mon baccalauréat en arts entrepris à l’université Concordia. Sans hésitation, je file vers un autre horizon, je secoue ma vie trop immobile, je me laisse aspirer par un vent de liberté. J’irai me réinventer. Il me faut de nouveaux ancrages, le plus loin sera le mieux. Dans un appartement meublé au 9 avenue de la Paix, nous vivrons à 3 une année folle, réglée autour des fêtes et des pot lucks. L’année de la chute du mur de Berlin, de la révolution de velours en Tchécoslovaquie,  de la mise à mort de Ceausescu et du déclenchement de la guerre en Irak. L’avenir s’annonçait rock’n’roll à l’aube de ma vie professionnelle. J’avais 25 ans et il fallait m’atteler à devenir une adulte. Autant lancer cette entreprise sérieuse en me permettant quelques dérapages sur la ligne de départ. J’ai quitté la France avec trois sous en poche et le cœur rempli de joie.

Sept ans plus tôt, j’avais migré en Caroline du nord dans une petite bourgade tranquille, Valdese, motivée par une furieuse envie de remettre mes valeurs dans la marmite. Goûter à la diversité. Apprendre les codes étranges de l’american way of life. Faire le tri entre doutes et convictions pour célébrer, une année durant, le bordel de mes 18 ans.  

Le goût du voyage ne s’est jamais éteint. Mon amoureux et moi avons ouvert une belle parenthèse, deux années en Nouvelle-Calédonie avec nos trois enfants. Même à 40 ans passé, nous étions fébriles de remettre les compteurs à zéro pour sauter à pieds joints dans une autre vie et défier la logique de la ligne droite.

Entre là-bas et ici, une dizaine de maisons à Ville de Bécancour, Trois-Rivières et Shawinigan. Un coup de foudre, un coup de tête, une bonne affaire… Pourquoi toutes ces valses avec les bras chargés de boîtes? Immanquablement, je me sens grisée, sur le pas de la porte, devant le vide immense des pièces aux murs nus. Ce n’est ni Strasbourg, ni Valdese et encore moins Nouméa, mais chaque fois, je débarque dans un pays où tout est possible. J’abandonne les restes encombrants. Ce qui m’importe, c’est de voir le jour se lever, clair et neuf.

Les matins ressuscités portent tant de promesses. J’allume les rêves pour y puiser mes élans, découvrir de nouveaux pouvoirs. Lorsque je déménage, il me semble que j’étire la vie qu’il me reste.

On dit que l’exception confirme la règle. Notre dernière migration remonte à 2020 et j’éprouve encore la sensation du premier mot tracé sur une page blanche. Une joie tissée dans l’inédit. Pour la première fois, il me prend une envie de m’enchaîner ici pour longtemps, très longtemps.

Le branle-bas de combat des boîtes de déménagement éventrés est un souvenir lointain. Tout autour de moi, l’univers est à la fois durable et changeant. Les grands arbres s’habillent selon la mode des saisons. Ma maison debout sur le cap de roche affronte le vent qui souffle, les giboulées, le soleil ardent. Couchée dans mon lit, le sommeil tarde. Mon regard s’égare dans le ciel étoilé. Heureuse insomnie où je dépose les morceaux de ma journée.

Je n’ai pas le temps de m’embourber dans la routine. Je m’abreuve de ce lien avec la nature. Sur le seuil de la forêt, j’entre dans une demeure où il y a tant de secrets que jamais je ne m’ennuierai.

Et sur l’écran de mes paupières, la mémoire décline Strasbourg, Valdese et Nouméa.

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