La vie après TVA, ou la douloureuse délivrance du changement.

En coupant le vieux chêne, nous avons compté les années de sa glorieuse croissance sur la terre.

Un anneau, dix anneaux, vingt-cinq… Je trace du bout des doigts la vie, les printemps vivifiants et les hivers engourdis.

Je crois bien qu’il avait près de cent ans avant de se dessécher, on ne sait trop pourquoi. Qu’est-ce qui fait qu’un arbre fixe le ciel en se disant, c’est terminé pour moi le cycle des saisons?

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J’ai été ce chêne. J’ai déployé la force, j’ai capté la lumière, j’ai dévoré tout l’espace avec de généreux ramages. J’étais chef d’antenne à TVA en Mauricie. Je ne pouvais prétendre toucher au prestige de l’antenne mère à Montréal, j’étais à des lunes de la douce Sophie Thibault, mais je goûtais tout de même au privilège de la petite notoriété régionale. J’étais heureuse, comblée, ancrée dans mon destin.

Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, à l’aube d’une journée trépidante, je me suis dit, «c’est terminé pour moi»? Un projet, une date, un dernier bulletin de nouvelles, tout s’est aligné. En juillet 2010, je suis partie, un dernier au revoir sur le téléprompteur rédigé avec cœur, lu avec émotion.

Et à partir de ce jour, le chêne est devenu roseau. Fragile mais incassable. Prêt à affronter les intempéries.

J’ai traversé les océans pour vivre, avec ma famille, en Nouvelle-Calédonie. Au bout de deux semaines, la réalité m’a rattrapée : je suis retraitée! J’ai 46 ans, comment ai-je pu décider de me jeter dans le dalot ainsi?

Vite, il fallait retrouver un sens à cette inertie. C’est dans l’urgence que j’ai ainsi fait naître un blog, Gougounes et Talons hauts. Le quotidien d’une famille d’expatriés dans un paradis perdu au milieu du Pacifique.

J’y ai jeté, pêle-mêle, peurs, découvertes, réflexions…C’était maladroit mais sincère. J’ai ensuite poursuivi le récit avec ma caméra vidéo, alimentant ma chaîne YouTube. Je revois ces clips avec tendresse car ils mettent en scène une femme soignant, tant bien que mal, la rupture récente avec la salle des nouvelles. Je veux tellement exister à travers la lentille! Heureusement, les enfants, captés dans les moments les plus heureux de notre voyage, apportent douceur et authenticité.

Répandre ses états d’âme n’est pas un métier. Il fallait bien reprendre le chemin vers une carrière professionnelle après l’expatriation.

Et des carrières, il y en a eu! Des petites jobs payées à la semaine, des contrats sans lendemain. J’ai enfilé plusieurs remises à niveau jusqu’à décrocher la palme d’or dans le fonctionnariat municipal.

Gros salaire, grosse débâcle, grosse débarque.

Et hop! On remballe l’égo et on recommence.

Le frétillement intérieur des entrevues, je connais.

La joie fulgurante de l’embauche, je connais.

Le désenchantement hâtif, je connais.

Dans cet enchaînement où les hauts et les bas se fondent, la délivrance se pointe. Une forme d’effeuillage où tombent une à une toutes les ambitions.

Une question se pose alors, essentielle : quelle est ma mission dans le monde?

Pour certains, le simple fait de rapporter une pitance pour subvenir aux besoins alimentaires, c’est le nirvana. J’ai contemplé cette avenue, aspirée par l’exquise vacuité d’une job sans responsabilité à temps très partiel. Happée par le mouvement « I quit » qui pullule sur YouTube (oui, je cherche des solutions dans le bac des réseaux sociaux avec une frénésie qui m’exaspère). Une quête sans lendemain. Il y a encore en moi l’ombre d’une carriériste. Une carriériste fatiguée, c’est vrai, mais qui déploie encore des sursauts d’énergie.

Pour d’autres, il y a l’option de l’ultime défi professionnel assorti d’une récolte de cash frais, avantage indéniable pour la maigreur de mes REER. Je me suis rendue jusqu’à l’entretien d’embauche pour finalement me dégonfler dans le dernier droit. J’ai soufflé le chaud et le froid : « Oui, je veux travailler et j’ai une expérience béton. Au fait, est-ce que je peux avoir un mois de vacances? »

Le regard incrédule des RH, ça valait tout l’or du monde.

Et alors, qu’est-ce que je vais faire de ma vie? Il me revient alors l’image du roseau, agile, fragile. À l’aube de la soixantaine, l’énergie est rationnée et les belles journées d’été ne reviendront plus. Le temps est précieux. Tant qu’à s’investir du matin au soir, autant le faire en cochant tous les prérequis d’une rigoureuse grille d’analyse intitulée « CE QUE JE VEUX ».

Ce que je veux : multiplier les rapports humains, faire gicler la créativité, apporter un impact dans ma collectivité. Une petite vingtaine d’heures par semaine, pas plus. Entre la sieste, l’aquarelle et la broderie, l’écriture, la famille et les voyages, le temps s’effrite.

Rien pour satisfaire les fins de mois dans l’opulence mais juste assez pour ne pas plonger dans la marge. Un salaire qui impose de se poser 36 questions avant de sortir la carte bancaire. Comme dirait l’autre : « En as-tu vraiment besoin? »

95% du temps, la réponse est non.

C’est ma vie, mes choix, mes compromis. Et toi, est-ce qu’il y a de la place pour un rêve ou deux dans ta grille?

Le plus important du « ce-que-je-veux » : je veux durer sans être ce chêne. J’apprends à ployer comme un vaillant roseau.

 

 

 

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