Mes éclipses

Le jour se lève, si rouge et vif que je l’entends crépiter. La pénombre recule à pas de loup. Sur la rétine de l’œil, un autre miracle se forme. Il n’y a que le matin que la beauté me transperce. Je n’ai pas assez de mes dix doigts pour faire le décomptes des félicités.

Voir fleurir la lumière est une habitude. Un rituel prévisible, d’une lenteur infinie. Une vie au ralenti, pendant une bonne vingtaine. Je franchis la frange de l’aube en déroulant mes vertèbres sur un mode yoga.

Ce lundi, 8 avril 2024, la lueur apparaît plus fulgurante. En fait, c’est moi qui s’enflamme déjà en pensant à l’éclipse. Partielle, dans ce corridor de la Mauricie, mais tout de même digne d’un astérisque dans le grand livre d’histoire.

Soleil, lune et terre se tiendront par la main. Nous entrerons dans l’ombre allongée, comme si des milliers d’humains avaient un accès VIP dans les coulisses du spectacle céleste.

Je n’avais ni plan, ni lunette. Juste une folle envie d’esquisser quelques pas de danse pendant une nuit de moins de trois minutes. Je redeviens cette enfant naïve qui se précipite sous le claquement de la corde à danser.

Je travaille ce jour-là. Les tâches défilent dans un courant continu. J’allume quelques bougies pour donner encore plus d’éclat à cette journée historique. La candeur me fait trouver le chemin vers les solutions pour réduire la liste des tâches. J’aime gagner ma vie en adoucissant celle des autres.

Sur le coup de 13h16, je suis dehors, dans un faisceau ardent. Tout autour, le murmure du vivant. Deux labradors noirs ébouriffés courent dans une immense flaque d’eau. Quelques joggeurs dévoués plongent droit devant, le torse rempli d’un cœur en santé. Des écoliers en congé franchissent les craques du trottoirs avec un entrain qui m’imprègne d’une subite nostalgie.

Mon amoureux arrive. Je tenais à l’avoir à mes côtés pour la valse des astres. Je pique quelques regards furtifs vers le soleil pour surprendre le rendez-vous avec la lune. Peine perdue, cette mémorable éclipse sera un fiasco si je ne mets pas la main sur les fameuses lunettes.

L’espoir ne m’abandonne pas et je pars d’un pas décidé vers le CLSC, nos voisins immédiats dans l’immeuble. Et, comme par magie, me voilà avec une paire dûment certifiée ISO 12312-2 sur le bout du nez. Les minutes au compte-goutte, une empreinte noire grignote le soleil. Il faut décortiquer la montée du demi-jour et goûter à l’apparition d’un espace-temps étrange, une couleur que je ne reverrai plus jamais.

Pendant le parcours de l’obscurité, je réfléchis à tous ces moments parfaits, à mes éclipses solaires totales. Sentant la brise de son souffle sur ma joue, l’homme de ma vie me borde dans ses bras. Je revois nos paysages partagés, nos rêves accomplis, nos étreintes, nos baisers étonnés.

On dira de cette éclipse qu’elle donne l’impression que le monde commence. Le mien ne cesse de surgir sur l’horizon, avec une effusion de joie.

Je repense à mon fils, Ludovic, homme fier et fort, déclamant un filet de poésie. Je ne connais rien de meilleur que ses mots qui sonnent comme une confidence. Mon enfant poète, chargé de l’histoire de sa lignée, mélancolies et victoires, décroche à chacune des strophes une parcelle d’étoile. Il s’adresse à nous et la Grande Ourse jaillit entre l’aurore et le crépuscule. Laissez-moi m’attendrir, ai-je envie de crier, jusqu’à ce que je réalise que la foule à ses pieds se laisser bercer par la nouveauté du pays inconnu qu’il évoque.

Je rêve à ma fille Clothilde, mon éblouissante aventurière. Là-bas, poings sur les hanches sur la crête d’une montagne de l’île du sud en Nouvelle-Zélande, elle dessine son destin à sa façon. Une enfant gourmande, affamée de démesure. Entre nous, un jour sans fin, elle demain et moi, aujourd’hui. Et c’est ainsi que se mesure mon amour pour celle qui est devenue ma tendre amie. J’aime l’imaginer dans cette vie qui me précède, à travers ses yeux félins calmement posé sur le bout du monde. Je sais qu’à son retour, elle me fera vivre un autre phénomène cosmique. Nous partagerons à nouveau le même fuseau horaire et je me collerai sur le récit de sa longue promenade en Océanie.

Il y a aussi Méika, la cadette. La merveille d’une destinée…Je reste toutefois modeste sur mon bonheur fulgurant par respect pour l’arrachement à son Haïti natal. Elle est née une deuxième fois, dans une douleur déchirante, celle de sa mère Adeline qui a misé sur une adoption hypothétique. Le dessein de la mère aimante s’est avéré : Méika a rallumé l’espoir, dieu existe, elle a traversée l’angle mort pour faire ses premiers pas dans une existence faite de rires et d’étincelles. Aujourd’hui, elle attend un bébé, un petit être qui deviendra trait d’union. Comme c’est étrange de penser que nous pourrons recoudre les fils jusqu’à Kenscoff, sur les hauteurs de Port-au-Prince et qui sait, imaginer l’odeur des fleurs de frangipanier. Méika est un bonheur quotidien.

Je crie mon secret sur tous les toits : mes éclipses se manifestent avec la régularité du jour qui se lève. Je les aime tant, mes phénomènes. Chacun d’eux réveillent mon éblouissement singulier, régulier.

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