Tendre la main, ivre de bonheur

Avril sort ses griffes. Une autre tempête plante ses flocons comme de minuscules fléchettes sur mon visage. J’avance, sourde aux assauts, perdue dans mes pensées. Profondément heureuse dans le chaos. Ai-je le droit d’aimer ma vie? Me repaître de l’amour dans lequel je baigne? Est-ce possible de faire le décompte de toutes les gratitudes, la panse pleine, le regard frais, les rides de joie tracées au coin de mes yeux rieurs? Suis-je un monstre d’égoïsme?  Faut-il prononcer le mot « bonheur » du bout des lèvres? Oui, la félicité est bel et bien ma compagne. J’éprouve une certaine gêne en affichant ainsi les couleurs de l’arc-en-ciel : une maison, du pain généreusement beurré, un bon verre de vin, des enfants équilibrés et aimants, un amoureux dévoué et fidèle, des amies.

Pourtant, il y a à peine 48 heures, mon corps, pétri de douleur. Larmoyante. Partagée entre la défaite et le courage de vaincre. Voyant poindre la nuit avec angoisse, sachant très bien que j’allais devoir plonger dans le trou noir du feu. Un spasme n’attend pas l’autre, souffrance et humilité. J’ai une pensée pour tous les sans-abris transis de froid, les femmes violées, les bébés privés de lait. Dans mon corps fouetté, je me rapproche de la douleur des autres sans pouvoir la comprendre vraiment, ni la soulager. Rien n’est plus hors de ma portée que la permanence des mauvaises fortunes d’une partie du monde. La vérité tonne, secoue mes ossements rebelles : cet épisode tonitruant n’est que temporaire. La liberté peut bien attendre un peu, je parviendrai à reprendre le dessus et retrouver le sourire. Momentanément démunie, je chique sur les bribes légères de la force tranquille du privilège. Une séance sur la table des tortures de ma chiro et je serai remise sur pied, neuve, prête à rebondir. Esquisser quelques pas de danse avec précaution, question d’éviter de re-déglinguer la machine délicate qui attache la colonne vertébrale. Cet espoir, je le touche du bout des doigts, même à travers un rideau de larmes.

Je redeviendrai cette femme amnésique, touchée par l’écume caressante de la quiétude des jours ordinaires. Aveuglée par la pleine lune. Hors des vertiges des contrées peuplées de vautours.

Je retournerai créer. Jouer avec fils et pinceaux pour le plaisir de relayer les idées folles sur papier aquarelle et textile. Composer de petites symphonies sans oser dire : je suis une artiste. En fait, cet exercice fait office de débordement. Une effusion de naïveté étalée dans les carnets. J’exprime un autre langage qui trace la puissance échevelée des relents d’une enfance fortunée.

Je vole les instants de brillance, pépites inutiles que j’émiette tout autour de moi. Malgré mon désir de communiquer de l’empathie au monde cruel, aucune offrande ne pourra taire les supplices et la tristesse ambiante. Je suis heureuse. Isolée dans l’enclos des parvenus, incapable de tendre la main. Heureuse avec un bémol.

 

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